Quelques portraits d'adultes

Elle parle comme elle écoute, gracieuse et concentrée. Sur son visage ouvert, les ombres et la lumière se meuvent au gré des mots. Même immobile, elle danse.
Une mère née en Lozère, un père martiniquais. Fille de deux continents. C’est le premier mouvement. A la Paillade, quartier de Montpellier, la ville de son enfance, ça parle fort, surtout pour crier aux gamins qu’il est temps de rentrer. Mais au pied des immeubles, on trouve encore des vignes, « on piquait du raisin », des cabanes à construire, où rire et cacher ses chagrins. A la maîtresse, « Madame Platane », s’agaçant de son air distrait, elle voudrait expliquer qu’elle n’est pas en train de rêver. Non, elle dirige un tournage en pensées et chaque action se fait sur ses airs préférés. L’école passe, monotone, puis survient l’embellie quand l’évidence se fait : elle est meilleure à la barre, sur les parquets, face aux miroirs. Ce qu’elle veut c’est danser, et créer à présent tous les autres mouvements. Alors elle danse, d’abord à Montpellier puis très vite à Paris, où elle devient aussi comédienne et mannequin. Jouer ou défiler sont autant de moyens de tisser un récit et de créer des liens. Elle adore les histoires, celles qu’elle imagine ou vit, et toutes celles qu’elle entend. Hier et maintenant.Car elle n’est plus sur scène, mais elle chorégraphie sa vie et fait de chaque instant la séquence d’un ballet, écoutant en premier le cœur et ses battements. « Avant tout, je ressens. »Cette spontanéité l’aura fait voyager puis changer de métier, jusqu’à deux professions qui se sont imposées au fil de ses rencontres et de son intuition. Animée par la même rigueur, la même vivacité, elle vend de beaux bijoux et elle photographie, attentive à comprendre ce que l’autre dit de lui. « Conseiller un bijou, écouter un désir, est entrer dans l’intime». « Je veux saisir le beau. Derrière mon appareil, j’attends. Qui pose et qui fait la photo ? » Ce sont des pas de deux pour son regard curieux. Elle revient au corps et aux sens, quel que soit le domaine, y compris l’amitié - « C’est physique, intuitif. Jamais intellectuel. Comme la maternité». Ici son visage s’illumine, le prénom de son fils l’éclaire de feux follets. Car commence un élan qui ne s’arrête jamais- « maman, ça ne se décrit pas, c’est une flèche, un début ». Et rien qu’en l’observant, l’on sait qu’à ce moment, elle danse l’infini.

Plus tard, il voudrait retrouver la mer, « je suis né à côté », y perdre son regard, dès le matin la contempler. « Je pourrais partir en bateau, et ne jamais me retourner. »
Le dire le fait sourire tant ce rêve lui plaît, mais sur la terre aussi, il s’envisage heureux, pourvu que ceux qu’il aime ne soient pas loin de lui.
« Taiseux, timide, lunaire, », il a grandi dans un monde clos. « Je suivais le mouvement, avec ma sœur et mon frère. » Le chien de chasse Néné accompagne le trio.
Enfant, la villa aux murs roses lui paraît « grande et froide », mais la nature autour offre un espace sans fin, entre vigne et jardin. Chaque jour forme un « continuum », borné par l’école communale et le socle familial, les étés à la plage ou sur le Mont Aigoual.
Le goût des arguments lui vient adolescent. Cerner tous les possibles, développer ses idées : il est encore trop tôt pour en faire un métier, mais cet état d’esprit lui dessine un chemin. « Jouer avec les paradoxes était très stimulant ».
Puisqu’il est bon en maths, il intègre une prépa et réussi « l’agro ». Ne lui demandez pas ce qu’il a étudié. Il répond aussitôt « faire asseoir un bélier », ou « conduire un tracteur jusque dans le ravin ». Il préfère raconter son histoire d’amitiés, la rencontre de cinq « frères » qui ont ce détachement, cet humour en commun. « Ils sont comme un repère ». La Méditerranée peut même en témoigner. Depuis plus de trente ans, elle observe les « Carnon » retrouver leur maison, celle posée sur le sable, qui accueillait déjà les mois de révisions.
L’envie de toucher aux limites que pose la connaissance, le désir de s’interroger par le biais d’expériences, le mènent peu à peu vers les sciences et il devient chercheur. Deux ans dans le Nord des États-Unis seront déterminants. A son retour en France, il entre à l’Institut Pasteur.
Longtemps le « sentiment de chance » l’a poussé à se dépasser. « La vie me faisait des cadeaux ». Inévitablement, le temps a brisé le « cocon », lui laissant en échange bien plus de liberté, et le souhait de garder une vision décalée, sans se prendre au sérieux.
D’ailleurs, quand il deviendra vieux, il veut juste un « endroit sympa », sa famille, ses amis, autour d’un bon repas, des discussions sans fin, des rires et de la mauvaise foi.
Le reste…La mer s’en chargera.

Dans le Nord de la France, le ciel est traversé d’une lumière singulière.
Aurait-il déposé au-dessus de Roubaix, au creux de son enfance, une chance particulière ?
Une « bonne étoile » dit-elle, accompagne ses choix, les opportunités qu’elle saisit sans regrets.Sa vie possède le charme des sentiers détournés, des chemins d’écoliers.
A Lille, les études de médecine lui semblaient destinées…avant la biologie...puis une école « d’agri », dans laquelle elle s’empare d’une multitude d’options, comme pour mieux préparer ses prochains coups de cœur et leurs bifurcations.
Après avoir vécu dans des lieux familiers - « sans jamais voyager » -, elle s’envole pour l’ailleurs. L’île de la Réunion, plus qu’un éloignement, est « un choc, un tournant ».
Le retour, difficile, lui donne pourtant l’envie d’avancer autrement : entrer à HEC, puis dans une grande Maison, s’installer à Paris, céder aux sentiments, travailler, passionnée, … et mettre au monde Lison. Elle est à un croisement. Ignorant les « peut-être », les voies intermédiaires », elle donne sa démission. A présent, sa famille sera prioritaire. La famille, justement, lui offre tant de surprises et de bouleversements que revient le désir de construire un projet. Alors, dans son salon, travaillant à nouveau, elle loue de beaux chapeaux. Puis se piquant au jeu, elle mûrit son idée : inspirée par l’âge d’or d’une époque révolue, elle ouvre un atelier où quatre chapelières façonnent des créations et remettent à l’honneur l’art de la paille cousue. C’est une année féconde : son quatrième enfant naît dans le même temps. Il n’y a rien d’étonnant. Les siens lui sont un socle sur lequel se poser, le gage de l’équilibre, de la pérennité. Depuis, ses collections, fédoras, panamas, caquettes, bibis, bérets, capelines, canotiers déclinent dans la vitrine leurs couleurs, leurs matières. L’audace et l’élégance enlacent le savoir-faire tandis qu’elle se partage entre la capitale et le Sud de la France. Quartier de la Bastille, sa silhouette délicate et son sourire si franc réclament le bruit, la foule - « Je suis un rat des villes. J’ai besoin de mouvement » -. Il lui faut les Pink Floyd, les terrasses de cafés, les cocktails, les vins rares, recevoir, bien manger, pour toujours célébrer son monde effervescent.
Elle imagine déjà de nouvelles ambitions pouvant la rendre fière. Mais qu’importe l’avenir et ses itinéraires, nulle crainte de s’égarer. Cette fille est née coiffée. Une étoile l’accompagne défiant l’obscurité.

De son regard émane une quiétude réfléchie. Ses mots sont posés et précis.
Pourtant, les premières anecdotes esquissent un bienheureux chaos : des parents à la fac, étudiants en physique-chimie, sa mère qui fait exploser le labo, plus tard l’accident de voiture dû à des pots de confiture, et lui, qui le soir même, décide de naître un peu plus tôt. Il est tentant d’y voir la genèse de son caractère, où le disputent à la raison, le goût du risque et une certaine fascination pour « ce que l’homme est capable de faire ».
Dans la banlieue d’Enghien-les-Bains l’enfant « bien élevé » s’enrichit de diversités.
L’adulte, resté « joueur », aime toujours découvrir et nourrir sa curiosité. Tous les domaines éveillent son intérêt, au risque de « s’éparpiller » : la guitare, les voyages ou les sciences, l’intelligence artificielle et les systèmes informatiques. Quand il parle de calcul quantique, l’on imagine sans peine ses études d’ingénieur diplômé de Polytechnique, devenu responsable d’univers numériques. Il dit qu’il n’est « pas dans l’inné », qu’il construit plutôt qu’il ne crée. « J’ai l’âme d’un développeur. J’aurais pu être chercheur.».
Ce n’est que la surface... Car cet « esprit logique » habite une tête brûlée. Capable de parcourir les plateaux du Tibet, faire de la motoneige dans le Nord finlandais, il est par-dessus tout... passionné de plongée.
A l’âge de quatorze ans, il découvre « Le Grand bleu » et le film produira son effet. Les stages s’enchaîneront jusqu’au monitorat, brevet après brevet. Sous l’eau il est serein, conscient de respirer, le souffle maîtrisé. La pression s’affranchit de celle du quotidien et « le silence crépite » des murmures mystérieux « d’une nature pléthorique ». L’impressionnant, le beau, l’infiniment petit, « tous les stades de la vie » peuvent s’observer ici. Sous l’eau « les ondes alpha » prennent peu à peu le pas et relèguent pour un temps « la course aux résultats ». « J’y explore mes limites, et je suis face à moi ». Explorer, à nouveau. Il revient à l’envie de sonder et comprendre. Là ou ailleurs, qu’importe. Nombreux sont les défis et la terre est si grande. Il pourrait retourner travailler en Asie, entreprendre l’ascension d’un sommet népalais, s’approcher des coraux au large du Mozambique.
A l’entendre raconter l’ensemble de ses projets, ces mille activités, l’on se prend à douter de son air apaisé.
Mais s’il paraît tranquille, c’est que dans ses pensées, un autre monde existe, sous-marin et secret.